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« Alors tu t'en vas ?
– J'ai passé deux merveilleuses années à vos côtés, mais…
– Tu ressens le besoin de voyager, n'est-ce pas ?
– Oui. Je reviendrai vous voir, bien sûr, mais…
– Tu n'as pas besoin de te justifier, Kaan. Je te comprends mieux que tu ne le penses.
– Merci… »
Hélianthe demeure silencieuse, la tête baissée. Ses épais cheveux roux m'empêchent de voir ses traits, mais je devine aux tressaillements de ses épaules qu'il est difficile pour elle de ne pas laisser éclater ses sanglots. Lentement, je m'approche d'elle, comme pour ne pas l'effaroucher, et dépose ma main à plat sur son crâne. Mes doigts caressent tendrement ses mèches enflammées alors que je fais attention à ne pas déloger la couronne de tournesols qui les habillent, et je me baisse à sa hauteur. Ses prunelles se redressent alors et un véritable océan anthracite, humide de larmes, m'ouvre une fenêtre sur son âme, sur son ressenti.
« Hey, Héli… Ce n'est pas un adieu. Je reviendrai !
– Oui… mais dans combien de temps ?
– … Je ne sais pas.
– Tu ne reviendras pas, j'en suis sûre !
– Bien sûr que si ! Je ne suis pas un ingrat, je reviendrai forcément. Et vous comptez trop pour moi pour que je puisse imaginer vous effacer de ma mémoire… »
Les bons traitements des villageois m'ont permis de rattraper mon retard de croissance et j'ai bien grandi. Le travail dans les champs a bruni ma peau et m'a permis de découvrir des muscles dont je n'imaginais pas l'existence, mais la transformation ne s'est pas faite que d'un point de vue physique. Pour la première fois de ma vie, je me suis senti à ma place, apprécié pour ce que j'étais et non ce qu'avait pu faire mon parent. Ces deux années ont lentement apaisé les doutes qui gangrenaient mon cœur, ont pansé mon manque de confiance en moi et, en plus de me donner l'occasion de découvrir qui j'étais et ce que je désirais réellement, m'ont laissé le temps de grandir, de profiter de la vie dont un enfant était censé jouir.
« Tu pars pour Vaeli, n'est-ce pas ? Je n'y suis jamais allée, mais Karuth m'a raconté de nombreuses histoires à propos d'Edāri ! »
Ces quelques mots suffirent à attiser mon désir de découvertes que je sentais couver depuis de nombreux mois déjà. Quelque chose au fond de moi me tiraillait, me soufflait que je n'avais pas encore tout vu, que Vaeli était une véritable mine aux trésors qui n'attendait qu'à être foulée … Alors savoir de la bouche de ma logeuse que des tapis volants existaient me faisait bondir comme un môme.
« … Je le vois bien dans tes yeux, Kaan… Je… Je ne peux pas t'empêcher de partir si c'est ce que tu souhaites mais… tu vas me manquer… »
Les mains d'Hélianthe, rendues un peu calleuses par divers travaux en extérieur, glissent délicatement contre ma mâchoire et abaisse mon visage. Un sourire un peu tremblant ourle mes lèvres alors que je la sens déposer un baiser sur mon front, ses larmes me mouillant les tempes. Je ne lui laisse pas le temps de se dérober que mes bras s'enroulent tendrement autour d'elle en une étreinte emplie de tendresse auquel Martha se joint bien rapidement.
« Ne pleure pas, tête de pioche. Je te promets que tu n'as pas fini d'entendre parler de moi.
– Je ne sais pas si je dois en être heureuse ou non… »
En gagnant en maturité, je me suis en effet découvert une nature pour le moins joueuse, peut-être même qualifiable de fourbe. Hélianthe en a bien souvent fait les frais et, lorsque ce n'était pas elle que je tourmentais, je m'en prenais bien souvent aux autres villageois qui ont tôt fait de plus me voir comme un renard que comme un puma. Hélianthe est adorable à s'inquiéter pour moi, mais ce n'est rien de plus qu'une perte d'énergie. À force de subir les réprimandes de Martha, j'ai bien vite appris quelque chose de vital que j'essaie dès lors de respecter :
« Pas vu, pas pris. »Un sac contenant des vivres, un vieux dessin d'Hélianthe et une couverture en laine sur le dos, je ne m'extirpe de la maisonnée qu'après de longues embrassades et d'une promesse importante. Celle de leur écrire régulièrement et de revenir les voir avant l'apparition de mes premiers cheveux gris…
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Nui est décidément une belle région. Tout particulièrement de nuit, lorsque les champs de blé se vêtissent de leurs plus belles étoffes et illuminent les contrées d'une lumière bleutée que l'on croirait empruntée à la lune. Ces nuances éthérées ne sont pas sans me rappeler celles du lac du même astre et c'est avec un petit pincement au cœur que le souvenir du fils d'Iskandar se fraie un chemin dans mon esprit. Toutefois, y penser m'emplit également d'une exquise sensation de réussite ; mon but se rapproche jour après jour et bien que ses contours demeurent encore un peu flous, je sais que je suis sur le bon chemin.
Un fermier de Bhavya m'ayant accompagné, à l'aide de son cheval, jusqu'à un petit village situé entre Bourg Fuguen et Geheime, j'ai gagné quelques jours de voyage. Puisqu'il allait dans la même direction –il m'a expliqué aller voir un membre de sa famille–, j'ai profité de lui demander si un compagnon de route le dérangerait et ai ainsi pu économiser mes forces trois bons jours durant, un cheval écumant sur le trajet à ma place.
J'ai ensuite dû continuer un bout à pied avant d'arriver là où j'en suis aujourd'hui, mais les provisions données par Martha allaient encore me tenir un petit moment, ce qui me préservait d'une halte à Geheime. Ce qui n'était d'ailleurs pas un mal, au vu du peu que je savais à propos de ce village. L'unique chose que j'ai retenue, c'est qu'il n'était pas recommandé d'y séjourner trop longtemps, des bandits y ayant construit leur nid.
Marcher en solitaire n'est pas des plus amusants, j'en conviens, mais s'il y a bien un mérite à cela, c'est qu'il me semble avoir bien grandi depuis Rhivarion. Saym me dépassait d'une bonne tête lorsqu'il m'a aidé à quitter le territoire, mais je suis certain de l'avoir désormais dépassé. Le verrou qui retenait visiblement mes os de s'allonger s'est fendu sans le moindre signe avant coureur, mais ce fut avec un plaisir infini que je vis ma carrure de crevette commencer à s'épaissir, à s'épanouir.
« Hey ! »
Une voix m'extirpe de mes pensées. Je n'ai pas le temps de voir venir quoi que ce soit qu'une lame aiguisée se faufile contre ma jugulaire, me faisant retenir ma respiration de crainte de voir ma peau s'égratigner d'elle-même sur l'arme.
« Ne bouge pas, morveux, ou je t'égorge comme un poulet. »
La menace a le don d'être clair. Je ne bouge pas, ne cillant pas alors qu'un corps dur se presse contre mon dos, agrandissant d'autant plus le danger jusqu'alors sous les traits d'une dague. Une respiration autre que la mienne, suivie d'un petit rire narquois, me prouvent bien que je suis dans un sacré pétrin et qu'il ne s'agit pas d'une simple calembour.
« Voilà. Tiens toi bien, sinon tu sais ce qui va t'arriver. Bien, maintenant, donne moi tes affaires ! Je vais te laisser avancer de quelques pas, mais n'essaie pas de fuir ou ta mère risque de pleurer ta mort. »
J'aimerais bien, sincèrement, avoir une mère pour pleurer ma mort. Je n'en dis cependant rien et sens avec un infime soulagement mon ravisseur se reculer. Le poignard s'écarte de ma gorge mais demeure à l'air libre, paraissant me hurler qu'au moindre écart, elle s'enfoncerait avec délice entre mes chairs. J'en frissonne…
« … Je n'ai rie…
– Ne finis pas ta phrase et donne moi ce fichu sac !
– Tu ferais mieux d'écouter, idiot. Tu ne sais pas à qui tu as affaire ! »
Lentement, je m'avance de quelques pas et me retourne. Deux personnes, apparemment un homme et une femme tous deux masqués, me lorgnent avec une certaine impatience. Me mordant les lèvres pour me forcer au calme, j'ouvre doucement mon sac et en extirpe délicatement le dessin d'Hélianthe, le fourrant dans ma poche sans penser aux conséquences ; ils ne vont tout de même pas me reprocher de conserver un « bout de papier », n'est-ce pas ? Tendant ensuite le pas, j'attends que l'un des deux s'approche pour le récupérer, la tension battant dans mes veines.
Comme si j'allais me laisser faire sans rien dire…
Au moment même où l'homme s'approche, je lance violemment le sac contre sa figure et me jette sans plus tarder sur lui. Un grognement étouffé s'échappe de ses lèvres, mais je ne m'y intéresse pas, l'esprit déjà fragmenté en deux. Tandis qu'une partie réfléchit à la meilleure manière de s'enfuir sans perdre une miette de mes affaires, l'autre s'intéresse plutôt à aiguiller mon corps pour éviter les coups les plus vicieux et tenter de faire chuter mon opposant. Mon élan me l'ayant permis, je finis par parvenir à le mettre à terre et, le nez enfoncé dans ses vêtements, un étrange parfum de poudre, de feu et de sueur m'emplit les narines, m'arrachant une grimace.
« Mimsy ! »
Le temps de tirer la cagoule de l'homme m'est à peine laissé que je vois la femme, du coin de l’œil, se précipiter sur nous. Attrapant mon sac, je me redresse rapidement et me mets à courir le plus vite possible, ayant tout juste eu le temps de voir le visage de mon opposant : des traits coupés au couteau, des prunelles sombres et une crinière étrangement bicolore.
« Rattrape le gamin ! »
Ça sent le roussi. Mon cœur s'emballe d'avantage à chaque fois que mes pieds piétinent le sol herbeux, déraillant à m'en faire perdre le souffle. Le paysage défile rapidement autour de moi tandis que j'élargis mes foulées, faisant siffler le vent à mes oreilles, mais c'est lorsque je tourne la tête pour voir où en sont les deux bandits que je sens une main fine s'enrouler autour de ma queue et tirer douloureusement dessus. J'échappe un halètement alors que je trébuche, emmenant la personne m'ayant arrêté dans ma chute. Je remarque qu'il s'agit de la fameuse Mimsy, mais elle ne peut me donner un seul coup que son collègue la stoppe, avançant le fait qu'elle n'est dès lors plus concernée.
« C'est entre le gosse et moi. »
Je n'ai pas le temps de prendre une profonde inspiration ou de trouver un sens à ce qu'il se déroule sous mes yeux qu'un poing se fracasse rageusement contre ma mâchoire, électrocutant l'intégralité de mon être à son passage. Aussitôt, je me démène comme un beau diable pour me défaire de l'emprise de cet homme et parviens à lui attraper une main lorsqu'il cherche à m'asséner un second coup, mais sa dextre réussit néanmoins à m'atteindre. Tout d'abord, je ne sens rien. L'impression que ses phalanges ont manqué mon torse m'envahit et m'emplit de soulagement, mais ce n'est que lorsque mes prunelles tombent sur une lame ensanglantée que je comprends et que la douleur implose. Un son semblable à un feulement coincé entre douleur et colère fait vibrer mes cordes vocales alors que, d'un mouvement instinctif, j'enroule mes jambes autour de ses hanches pour le retourner. Un second coup m'attend avant que je ne fasse valser la lame d'un rude mouvement de coude et je pousse mon assaillant le plus loin dont mes forces sont capables.
Je n'attends pas une seconde pour chercher à me carapater plus loin, quitte à rester sur les genoux le temps de me redresser.
« Alors comme ça, le morveux se sent téméraire ? Quand je t'ai dit de me donner ton sac, je pensais aussi à ce papier que tu as caché dans ta poche. »
La douleur, que je sentais dissimulée en embuscade derrière les remparts de mes paupières, finit par irradier de l'intérieur de mon crâne et me donne un instant l'impression qu'il se fend en deux quant un pied me l'écrase contre le sol.
« Pathétique petite chose… »
J'ai beau rugir, me tortiller pour m'éloigner de ses serres, l'homme m'arrache mon sac et plonge ses doigts dans la poche de mon pantalon, m'en retirant mon bien le plus précieux. Me retenant toujours au sol, je ne peux que l'observer déplier le dessin et y jeter un coup d’œil moqueur, avant qu'il ne le déchire en petits flocons, les faisant tomber au dessus de mon visage.
« Quel dommage… Ton si joli dessin ! »
Sa botte s'enfonce avec une violence inouïe dans mon estomac et je redoute un instant que mes organes n'explosent sous la force qu'il déploie. Je ne peux que cracher un mélange d'oxygène et de salive qu'un second survient, suivi d'un troisième. Mes muscles se tordent sous la puissance des coups tandis que je me plie en une posture de protection afin de les atténuer, sans véritablement y parvenir. Ma vision s'embue de larmes et m'empêche d'y voir clair, mais je parviens encore à discerner son expression narquoise.
« Je vais te laisser crever là, comme un chien ! Si tu te voyais…
– Tu aurais dû te montrer conciliant. Rien de tout cela ne serait survenu. Enfant stupide. »
Après une énième frappe, je ne sens plus rien. Des lumières flashent derrière mes paupières et les sons résonnent de manière plus aiguisées qu'à la normale, déchirant mon être sous la souffrance. Ma main glisse lentement le long de mon corps et, lorsque je parviens à suffisamment baisser la tête, je la vois teintée de rouge carmin...
Je finis par m'évanouir, le rire du malfrat ne parvenant heureusement pas à me suivre jusque dans l'inconscience.
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« Doucement. […] »
« Geheime. Il était […] Sûrement […] purgatoire. »
« […] Silas ? »
« […] Réveil ! »
Je n'entends rien de plus que des paroles décousues. Je ne comprends tout d'abord pas où je me trouve et mes yeux collés m'emplissent de crainte, mais la voix entendue plus tôt retentit à nouveau en de douces intonations.
« Vous êtes réveillé ? Jeune homme, m'entendez-vous ? »
Un tissu humide est lentement passé sur mon visage et, outre me rafraîchir, a le mérite de me permettre d'enfin ouvrir les yeux. Ma vue ne me laisse tout d'abord rien discerner, celle-ci se faisant flou, mais elle se rétablit bien vite et je peux enfin mettre un visage sur les mots entendus plus tôt. Un homme m'apparaît. Quelque peu androgyne, avec de longs cheveux verdâtres attachés en queue de cheval à l'arrière de sa nuque, il possède un regard terre de sienne engageant.
« Bonjour ! Comment vous sentez-vous ?
– … Soif ? »
Ma voix sonne un peu rêche, me faisant froncer les sourcils. J'ai beau forcer dessus, aucun son clair ne se forme, ce qui me laisse des plus frustrés. La personne s'occupant de moi ne semble néanmoins pas s'en inquiéter et se contente d'un petit rire délicat, avant de me tourner le dos le temps de quelques secondes. Deux mains m'aident ensuite à me redresser, avant de presser les bords d'un verre contre mes lèvres. Je n'ai pas besoin de le tenir et me contente d'avaler rapidement quelques gorgées d'eau bienfaitrices.
« Ne bois pas aussi vite !
– Merci.
– Mais de rien. Comment vous sentez-vous, donc ?
– Oh euh… Je ne sais pas. J'ai… mal, je crois. »
De désagréables fourmis grouillent le long de mon ventre et c'est dans l'idée de les chasser que mes doigts descendent gentiment à ce niveau. Pourtant, ce ne sont pas des insectes que je sens, mais une espèce de bandage, des feuilles et une petite bosse.
« Ne touchez-pas. Les coutures sont encore fraîches, il serait bête de rouvrir ces trois vilaines blessures. Heureusement, aucun de vos os ne s'est cassé. Mais vous êtes couverts de bleus. Que vous est-il arrivé ?
– Je me suis fait agressé par des bandits, ils étaient deux, je ne comprends pas pourquoi ils ont jeté leur dévolu sur moi et… ...Ils m'ont volé mes affaires ! »
Me souvenant enfin entièrement de la scène, une boule se forme au niveau de ma gorge quand je repense au dessin d'Hélianthe. Il n'était pas des plus beaux, mais il possédait quelque chose de réconfortant. Il représentait notre lien et m'insufflait du courage lorsque mes doigts butaient contre la texture lisse du papier.
« Pauvre petit... Vos parents ne vous ont jamais prévenu quant aux dangers de la zone ?
– ... Je n'ai pas de parents. »
Le pincement navré qu'effectuent les lèvres de mon " médecin " me fait esquisser un haussement d'épaule que la douleur refrène bien vite. Sa voix se fait soudain plus menaçante, alors qu'il dépose une petite couverture au dessus de mon corps.
« Que vous ai-je dit ? Ne bougez pas ! Je m'occupe de tout. Contentez-vous de guérir. »
Décidément, les nuilyens se montraient des plus gentils et des plus accueillants à mon égard. Par deux fois, ceux-ci m'avaient extirpé de situations compliquées sans chercher à savoir qui je pouvais bien être, ce qui me changeait du tout au tout de Ke'elawyr. Je savais néanmoins que mon bienfaiteur me ferait travailler pour lui payer les soins, mais même en sachant cela, je n'étais pas un seul instant irrité de ce fait. Juste infiniment soulagé.
Peut-être devais-je remercier les dieux pour ma chance insolente couplée à leur clémence ?
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« Kaan, vas me chercher les plantes que j'ai listées sur ce carnet, veux-tu ? »
Je me redresse de ma couche avec un petit soupir douloureux. La cicatrice dont j'ai écopé se fait lancinante malgré les quantités faramineuses de crème avec laquelle je la recouvre et je ne m'habitue pas à cette douleur. Une fois sur mes deux pieds, j'enfile la tunique que me tend Yaxley, le médecin m'ayant recueilli, et sors à pas tranquilles de sa chaumière. Jetant un coup d’œil désabusé à sa liste, je reconnais bien vite les plantes dont il a besoin ; il me semble qu'il s'apprête à refaire une pommade dédiée aux courbatures, certainement en vue de soulager les plaintes de Silas. S'il y a au moins un point positif à ma situation, c'est que le côtoyer m'aide à apprendre quoi faire en cas de blessure mineure. Comme quoi, il n'y a pas que lui qui y gagne. Il a beau me faire trimer pour que je rembourse mes soins, il m'apprend également deux trois astuces qui, j'en suis sûr, me seront forcément utiles un jour...
Évidemment, je reconnais que Silas travaille dur afin de se forger le corps et l'esprit, mais je pense tout de même qu'il y va trop fort. Il n'écoute pas ses articulations ou ses muscles et les pousse à l'agonie en pensant bien faire, dans le but de devenir un soldat. Je ne m'entends pas très bien avec lui, nous sommes tout juste cordiaux l'un envers l'autre, mais je ne suis pas cruel au point de rire de ses blessures. Alors je fais généralement au plus vite lorsque je me rends compte que les plantes recherchées vont lui servir, quitte à sentir de douloureux élancements me tarauder le torse. Yaxley paraît même être heureux de mon altruisme à l'égard de son protégé puisqu'il s'enquiert souvent de mon état et me gratifie de petits sourires complices lorsqu'il sait que j'ai agi pour le bien de Silas. Il m'a souvent fait part de ses craintes quant à la solitude de ce dernier qui, aussi amical qu'une porte de prison, peinait visiblement à conserver le peu de liens qu'il entreprenait.
Peut-être ai-je eu pitié de cette faiblesse –à moins que cela ne fasse écho à la solitude que je vivais avant– ou de la tristesse baignant les prunelles de mon bienfaiteur, mais quoi qu'il en soit, je n'ai pas arrêté d'aller cueillir les plantes nécessaires à sa guérison et suis même allé jusqu'à en apprendre la recette, en me convainquant que je ne le faisais non pas pour lui mais pour mon futur...
« Hey, tu as fini de rembourser Yaxley, alors il m'a autorisé à te prendre avec moi en tant que dernière mission. Tu viens, pas vrai ? »
C'est sûrement ma bonté à son égard qui a poussé Silas à me faire cette proposition inattendue. À moins que le terme “ cet ordre ” corresponde mieux au ton de voix qu'il a emprunté ? Je n'ai tout d'abord pas compris ce qu'il me voulait exactement avant que son air déterminé n'agisse comme une piqûre de rappel.
« ... Attends. Tu me demandes de partir à Vaeli avec toi ? ... Tu veux toujours trouver une écaille de dragon pour t'en faire un porte-bonheur ?
– ... Tu en es étonné ? Je t'ai déjà dit que je ne pourrai pas faire partie des Purgateurs sans !
– Mais ce ne serait qu'un gri-gri ! Tu peux très bien y arriver sans !
– Bien sûr que non ! Tu ne peux pas comprendre... alors ne dis rien et accepte juste de me suivre sagement. Tu n'as pas vraiment le choix, en fait.
– ... Quoi !? »
J'échappe un lourd soupir dépité. Son regard est aiguisé et d'une profondeur abyssale, mais j'y décèle malgré tout sa ténacité. Il ne lâchera pas l'affaire, depuis le temps qu'il clame à qui veut bien l'entendre qu'il braverait le désert pour récupérer une écaille de dragon, celle-ci ayant selon lui la capacité de se gorger des faiblesses de son porteur. Je ne juge pas ses fantaisies, mais j'avoue que j'aurais préféré ne pas y être mêlé. Quoi que, partir à Vaeli ne me dérangerait pas – puisque je comptais bien y aller !– tant que je ne me voyais pas forcé à partir chasser les reptiles pour le bon plaisir de Monsieur Silas.
Raison pour laquelle je ne tarde pas à demander l'avis ainsi que la confirmation de Yaxley, lorsque je retourne me reposer chez lui. N'ayant nulle part où aller et étant arrivé blessé, il m'a pris sous son aile le temps de ma rémission complète. Alors je ne peux tout bonnement pas le quitter sans être certain que Silas ne m'a pas raconté des bobards.
« Effectivement. La dernière chose que je te demande de faire est d'accompagner Silas et un de ses compagnons à Āshewa. Je sais bien que tu ne connais pas le désert, mais je sais qu'il se sentira plus en confiance à l'idée d'avoir des gens pour le soutenir. Tu dois le connaître à force, n'est-ce pas ? »
Pour le connaître, je commence en effet à cerner le personnage. Je ne peux néanmoins m'empêcher d'être complètement éberlué par sa volonté de m'avoir à ses côtés, ne comprenant pas en quoi je pourrai lui être utile. Comme l'a si bien dit Yaxley, je ne connais en rien le désert. Je ne sais pas non plus me battre ou faire à manger, tout ce que je suis capable de faire étant de ronronner pour attendrir les gens, de me glisser furtivement dans leurs dos pour les effrayer ou encore de confectionner des pommades destinées aux courbatures et aux ecchymoses...
Ne pouvant cependant pas refuser sans subir le courroux d'un médecin et d'un soldat en devenir, j'accepte en hochant simplement la tête, les douces prunelles de Yaxley me renvoyant le reflet d'un jeune adulte en bonne santé.
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Je crapahute dans le sable avec une lenteur d'escargot, mes pieds s'enfonçant à chaque fois que mes pas se font trop lourds ou trop maladroits. Je peine à m'adapter au terrain et ma vitesse s'en fait sentir, au point que mes deux accompagnateurs se transforment bien vite en deux tâches sombres contrastant avec l'horizon orangé. Redressant l'épais foulard sur mon nez, j'accélère un peu la cadence pour les rattraper et manque plus d'une fois de valdinguer sous la force du vent, mais je tiens bon et avance.
Voilà quelques nuits déjà que nous marchons dans le désert, nous abritant des chaleurs suffocantes le jour. Malgré les prières adressées à Ao Anh, je n'ai pas l'impression d'en voir le bout et désespère à chaque nouvelle rangée de dunes que j'aperçois au loin. Mon guide semble d'ailleurs s'en amuser, mais son air revêche ne me donne pas envie de converser avec lui. Parce qu'au fond, je suis certain qu'il n'a pas si besoin de moi que me le disait son père et je ne veux courir le risque d'être abandonné à la cruauté des lieux. Alors, pour une des rares fois de ma vie, je tiens ma langue et ne me plains pas lorsque l'on ne me confie pas un chameau. En effet, l'or nous faisant légèrement défaut, nous nous contentons du minimum depuis notre départ. J'ai appris que les voyages dans le désert se font généralement en montgolfière pour éviter tout imprévu, mais mon guide ayant une peur panique du vide, nous avons préféré rester sagement sur la terre ferme...
La gourmandise d'un marchand vis-à-vis de nos bourses a également fait que, au lieu de prendre trois chameaux pour porter chacun d'entre nous, nous n'avons écopé que de deux bêtes. Bien sûr, lorsque la fatigue se fait assommante, un des hommes du groupe me laisse sa place et marche un bout de chemin, avant que l'on ne rechange à nouveau.
« Presse le bas ! Une tempête de sable arrive ! »
Plus facile à dire qu'à faire. Je grommèle dans ma barbe en essayant de courir pour les rejoindre, mais le sable me cingle les jambes, ralentissant ma course. Je parviens néanmoins à atteindre le sommet de la dune sur laquelle ils se sont arrêtés. Après avoir fait allonger les chameaux, je les vois se précipiter dans le montage d'une grande tente et les aide comme je peux, me figeant cependant sur place en avisant ce qui nous fonce dessus : à l'horizon, un mur de sable dévore mètre après mètre en émettant un rugissement inquiétant. À son passage, toute trace de lumière disparaît se faire aspirer par les particules de sable et je doute que notre toile soit suffisamment résistante pour survivre à
ça.
Alors je sais que je risque de mourir ici, englouti par des torrents sableux en colère. Avec un peu de chance, ma carcasse sera encore reconnaissable après la tempête et l'on pourra avertir Hélianthe et Martha de mon décès ?
« Vite ! … Kaan ! Si le sable nous engloutit, attrape un bout de la tente et crée toi une poche pour respirer ! »
Nos trois corps agissent alors comme s'ils étaient tous guidés par le même esprit et nous plongeons sous la tente. À bout de souffle, je vois Silas refermer notre abri avec soin et discerne sans mal la terreur s'agitant dans son regard, malgré la fermeté de son expression. Me repliant comme je peux sur moi-même, j'inspire doucement et manque de sauter de peur lorsque le calvaire s'abat sur nous et nous ôte toute lumière, nous délaissant dans la noirceur la plus totale. Tous les sons, de la respiration de mes camarades aux hurlements du vent, sont happés par le cataclysme et, les tympans vrillés par la violence de ce dernier, j'ai un instant l'impression de me retrouver seul au monde. Ma main se lève aussitôt à la recherche de celle d'un de mes compagnons de route et c'est avec soulagement que je bute contre celle de Silas, me prouvant que ce n'est rien de plus qu'une impression. Mes doigts se nouent aux siens en une frêle tentative de donner comme de recevoir du réconfort et je suis soulagé qu'il ne montre pas son habituel caractère d'ours mal léché.
Fermant les yeux – la vue m'étant de toute manière inutile –, j'attends que le calme ne revienne, le corps tremblotant sous le joug de la crainte.
Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas…
Le silence s'abat sur l'habitacle, mais je n'ai pas le temps de demander quoi que ce soit que la clameur de la tempête reprend, pour être à nouveau suivie d'un silence perturbant… et l'après-midi se déroule ainsi. Aucun de nous ne parlons, conscients que la plus infime particule d'air nous est vitale et que le sable nous ensevelit à de très nombreuses reprises, nous emprisonnant à l'intérieur d'un véritable sarcophage.
« Décale toi. »
Plus un son. Le cataclysme semble s'être tu pour de bon, alors j'obéis sans broncher à l'ordre et me déplace d'une fesse. Mes yeux ont beau me permettre de discerner des choses dans l'obscurité, je n'ose pas trop me distancer et me tétanise en entendant le bruit d'une toile que l'on déchire. Aussitôt, du sable et une frêle lumière se déversent par un trou au sommet de la tente que Silas ne tarde pas à élargir à l'aide d'une espèce de pique. L'ouverture révèle un pan de ciel étoilé d'une profondeur extraordinaire.
« … Les chameaux ? Ils sont…. ?
– Non. Ils savent comment réagir en cas de tempête, ils sont plus habitués au désert que nous. »
Le calme
après la tempête. Je m'extirpe difficilement de cette prison de sable et observe les alentours, un peu groggy. L'impression que toute vie a été éradiquée durant la tempête m'embrasse un instant, mais elle s'éloigne sitôt que j'aide le groupe à dégager les chameaux. Ensablés de moitié, ils se mettent difficilement debout et ruminent tranquillement, avec une flegme qui me laisse sur le cul.
Le soleil semble depuis longtemps s'être couché et la lune, déjà bien haute dans le ciel, baigne les dunes d'une étrange teinte argentée. Nous nous arrêtons de marcher, ayant repris notre long périple une fois les tentes repliées et les esprits suffisamment apaisés pour mettre un pied devant l'autre. Le feu est bien vite allumé et Silas, ce soir, le laisse brûler plus longuement, profitant du stock renouvelé de bouse de chameau. C'est un certain réconfort pour l'âme que de se retrouver tous là, serrés les uns contre les autres aux côtés de flammes crépitantes et chaleureuses. Les tentes ont été rafistolées et possèdent une apparence plus branlantes que plus tôt, mais l'on m'affirme que leurs fondations sont demeurées solides...
« C'était Ao Ahn, la tempête ?
– Je ne sais pas. Mais je doute… Nous n'avons pas oublié de lui rendre hommage avant de partir de Jazïra. »
Et la discussion cesse là. Ni Silas ni son ami n'ajoutent quoi que ce soit pour nourrir la discussion, alors je ne dis plus rien et me contente de rester là, silencieux, pour profiter de ce rare instant d'accalmie. Je sais que cette pause méritée ne sera pas bien longue –juste le temps de nous sustenter et de fermer les yeux vingt petites minutes–, mais je ne m'en plains pas. Après tout, je préfère largement cela à me risquer dans le sable en plein jour, en ne sachant jamais si telle bosse renferme un dragon du désert prêt à me dévorer tout cru ou non...
• •
L'arrivée à Āshewa était attendue de tous. Éreintés, les vêtements dégueulant de sable à chacun de nos pas, nous pénétrons le confort d'une auberge avec un plaisir évident. Sitôt qu'une chambre nous est donnée, nous nous battons presque pour savoir lequel pourra se laver en premier et nous convainquons finalement que le gagnant d'un petit jeu se verra être l'heureux élu. Cependant, à peine la partie entamée, je laisse mes cartes tomber sur la table en bois et me précipite vers la salle d'eau sous les cris courroucés de mes compagnons. Dommage pour eux, mais premier arrivé premier servi !
Une fois reposé et propre comme un sous neuf, j'attends que Silas et son ami fasse de même pour finalement les suivre jusqu'à une taverne. L'atmosphère y est festive et amicale, contrastant tant avec le silence mortel des dunes que je peine à me dire que tous deux possèdent le même nom. Vaeli... Un territoire aux deux facettes. L'une révèle aux touristes de magnifiques villes animées tandis que l'autre se dissimule sous des dunes de sable, empruntant tantôt l'apparence de dangereux dragons tantôt celle de murs de sable pour tuer quiconque se montrerait trop maladroit...
« Eh Kaan, tu n'en as jamais bu pas vrai ? Yaxley est totalement contre, mais puisqu'il n'est pas là... Ce n'est pas un petit coup de gnaule qui te fera du mal ! Tu es un homme ! »
Le camarade de Silas éclate d'un rire joyeux tandis qu'il me tend un verre rempli d'alcool. Je lorgne un instant le breuvage et y trempe curieusement mes lèvres, mais est bien tenté de tout recracher lorsque le liquide me brûle la gorge. J'avale difficilement et jette un sale regard à mes deux aînés, la langue comme engourdie.
« Comment pouvez-vous boire ça !? C'est immonde !
– Mais non, tu ne sais juste pas en profiter. »
J'échange quelques paroles légères avec eux avant que le visage de Silas ne se froisse. Croisant les bras sur la table, je remarque bien à son regard qu'il désire parler de quelque chose de plus sérieux et, sans même qu'il n'ouvre la bouche, je devine le sujet qu'il souhaite amener. Je ne suis donc pas surpris de l'entendre m'apostropher et concentre mon ouïe sur sa voix, ne prêtant alors plus aucune attention à ce qu'il se déroule autour de nous.
« Tu ne nous suivras pas, n'est-ce pas ? Shh, ce n'était pas une question. Je sais que tu ne veux pas me suivre plus longtemps dans le désert et je respecte ton choix. ... Ce n'est pas comme si j'avais besoin de toi, de toute manière.
– Bien sûr, je te crois. Quoi qu'il en soit, il est vrai que je ne ressens pas l'envie de devenir un encas pour dragon...
– Eh... tu penses vraiment que je vais me frotter à une de ces bêtes...? Tu me prends pour un fou !? N'as-tu pas vu les étals disposés çà et là dans les rues ? Je vais acheter une écaille et non pas aller la voler à un dragon ! »
D'un seul coup, l'admiration que je cultivais à l'égard de Silas et de sa témérité s'évapore. Je me sens un peu idiot de l'avoir imaginé braver le désert et ses occupants, quoi que le porte-bonheur aurait contenu davantage de mérite encore. Secouant la tête en retenant un petit rire nerveux, je finis néanmoins par couper le cordon pour de bon.
« Je ne te suivrai pas malgré cet aveu. Je vais rester un peu ici...
– Yaxley le savait. Ah, j'ai perdu mon pari...
– Quoi ? Tu as parié sur moi ?
– Évidemment ! J'étais persuadé que tu me suivrais, en gosse perdu que tu es... mais ce fichu médecin semble bien mieux te cerner que moi. Enfin, tout cela pour te dire qu'il m'a demandé de te donner ceci. »
Grommelant, j'attrape néanmoins la petite bourse qu'il me tend et est étonné de la sentir si lourde entre mes doigts. L'ouvrant délicatement, j'en sors une pièce d'argent, un petit mot plié ainsi qu'une étrange pierre ronde aux reflets fauves. Sous le regard curieux de Silas, je ne tarde pas à ouvrir le message et reste comme deux ronds de flancs face à la phrase qui y est inscrite.
“ Cette pièce est le début de ta fortune ! ”
Moi qui imaginais cette bourse remplie de pièces, me voilà bien dépité. J'ai un instant pensé que Yaxley était la personne la plus gentille que je n'ai jamais rencontrée, mais je retire tout ce que j'ai bien pu dire au fond de mon esprit.
« Oh, c'est un œil de tigre.
– Quoi... ? Ce n'est pas un œil...
– Réfléchis avant de parler, idiot ! Il s'agit d'une pierre. Il paraît qu'elle a le pouvoir de protéger son possesseur du pire et de l'aider à s'affirmer... Je pense qu'il fait bien de te la donner.
– Insinues-tu que j'attire les problèmes ?
– Je ne fais pas qu'insinuer, je le dis haut et fort !
– Je vais te tuer...
– ... Elle me fait un peu penser à toi, ceci dit. Ses reflets... Je trouve qu'elle te correspond bien. »
La pierre entre les doigts, je la fais gentiment rouler contre mes phalanges, observant ses nuances ambrées avec attention. Je n'avais jamais vu de tel caillou avant, mais je suis tout de même un peu touché par le présent.
« Tu t'en sortiras, tout seul ?
– Tu sais, j'ai voyagé seul avant d’arriver chez Yaxley...
– Ne devrais-tu pas plutôt dire "avant de finir à moitié mort chez Yaxley" ? Excuse-moi, mais je doute de tes capacités...
– Ferme cette vilaine bouche au lieu de dire des bêtises... »
Je note bien que mes deux aînés sont inquiets de mon sort, mais je ne suis plus aussi empli de doutes qu'à mon départ. Les rencontres que j'ai pu faire m'ont ouvert les yeux et m'ont toutes apporté quelque chose. Je ne ressens plus la peur de ne pas parvenir à assurer ma survie, désormais.
La seule chose qui me fait vibrer n'est autre que mon désir d'en découvrir plus et d'enfin pouvoir croquer la vie à pleine dent, loin des Ke'elawyris.
• •
Mes yeux sont braqués sur elle ; d'une rondeur appétissante, je la vois depuis tout à l'heure osciller entre ses jambes en une danse attirante. Je n'ai d'ailleurs aucun besoin de la palper pour savoir qu'elle est bien lourde et regorge de merveilles. Avec un petit sourire mutin, j'observe cet homme faire des coudes pour se frayer un chemin à travers la rue fourmillante d'Edāri, en vain. Les enfants et les badauds s'y pressent, s'arrêtant de temps à autre aux abords d'étals parfaitement achalandés. C'est ma chance.
Sautant sans peine du toit sur lequel je me tenais accroupis, j'atterris deux mètres plus bas, dans un caniveau pour le moins étroit. Mes muscles bandés me permettent un atterrissage en douceur, me rendant fier de mon amélioration. Après tout, je ne pouvais pas me targuer de sauter dans le vide sans appréhension, quelques mois plus tôt ! Comme quoi, vivre dans les rues vous forge un homme. Quoi qu'il en soit, désormais sur mes deux pattes, je me faufile avec habilité jusqu'à ma cible et la percute sans la moindre honte.
« Eh vous ! Vous pourriez faire attention ! »
Je ne lui jette pas un regard, mes doigts se pressant autour de son escarcelle avec avidité. D'un coup précis, j'en tranche les attaches du bout de mon poignard le plus fin et, une fois mon larcin accompli, ne m'attarde pas. Les citoyens ne le savent pas, mais au plus ils se bousculent et au plus il m'est aisé de me carapater en toute discrétion ! Je m'éclipse rapidement dans l'ombre d'un des nombreux boyaux de la ville et ouvre la bourse que je tenais jusqu'alors, y découvrant, comme je le pensais, moultes pièces dorées.
Évidemment, je n'ai pas seulement appris à détrousser les riches passants en l'espace de trois longues années, mais l'amusement que je ressens avant de commettre un tel acte me paraît inchangé. Bien sûr, l'adrénaline n'est pas pareille d'un vol à l'autre : entre un passant anonyme et une maison remplie d’œuvres d'art, il y a un ravin ! Pourtant, je ne me lasse aucunement de l'une comme de l'autre. M'imaginer un instant le visage déconfit du pauvre dépouillé m'amène toujours les larmes aux yeux tant je peux en rire…
Du haut de mes vingt ans, je peux me targuer de savoir voler comme personne, bien que les débuts ne furent pas concluants. Laissé seul à Ashewa, j'ai dû me débrouiller par mes propres moyens sans trop me reposer sur les autres, comme j'avais pu le faire avant mon arrivée. En effet, le regard des vaeliens n'arboraient pas la même bonté désintéressée que celui avec lequel les nuilyens m'observaient. J'ai bien senti que tout se marchandait dans ces contrées, les choses matérielles, mais les mains tendues également. Je me suis donc approché du moyen de m'en sortir le plus simple, soit le vol, et sa simple pensée suffisait à me rebrousser les poils. Je voyais Martha me tirer les oreilles en avançant sa déception, à l'intérieur de mon esprit, et ai eu du mal à me défaire de cette crainte. Pourtant… À l'instant même où j'ai, pour la première fois, volé une bourse, le maelström d'émotions qui m'a envahi m'a fauché, avant de me laisser aussi hagard qu'un quelconque drogué. J'ai recommencé quelques jours plus tard. Les mêmes sensations me sont tombées dessus comme des briques, mais le choc n'a pas été suffisant pour me retirer le peu de morale que je possédais alors. Tout d'abord, je me suis cherché des excuses. Je me disais que les gens que je volais n'étaient pas dans le besoin, que moi, j'en avais la nécessité, que je saurais mieux m'en servir. Puis, j'ai lentement accepté, laissé ces excuses branlantes dans mon sillage pour continuer, sans plus me demander si ce que je faisais était bien ou mal.
L'adrénaline n'a depuis lors pas cessé de m'emplir.
Āshewa était un bon terrain de jeu, mais au fond de moi, je sentais que je n'avais pas tout vu, qu'il serait absurde de me complaire dans cette nouvelle routine. Alors je m'en suis allé rejoindre les ports d'embarcation usités par les montgolfières, refroidi de la marche dans le sable pour bien des mois. Je n'aurais jamais pensé qu'un otage en ballon pouvait se montrer aussi amusant, mais la peur du vide passée, le vent me caressant les joues et la splendide vue de la région en contre-bas m'a bien vite charmé.
N'ayant pas vraiment de bagage, j'ai pu me payer –du moins le fruit d'un larcin l'a fait à ma place– le trajet pour une bouchée de pain. Et Edāri s'est offerte à moi après de longues minutes de vol. Du ciel, j'ai pu en distinguer les contours, observer les formes indistinctes de nombreux arbres constituant des jardins, les toits des bâtiments… mais ça ne m'avait aucunement préparé à la beauté des lieux. Je n'ai pas su fidèlement la retranscrire dans mes nombreuses lettres envoyées à Martha et Hélianthe, mais la splendeur des jardins était telle que j'ai eu bien du mal à ne pas les contempler toute la nuit durant.
• •
Je suis bien resté quelques mois à Edāri avant que mon cœur ne me crie son désir de retrouver Martha et Hélianthe, afin de leur parler du splendide voyage que j'ai entrepris depuis mon départ de Bhavya. Je n'ai eu de cesse de penser à elles durant mon périple et désormais que je sais comment subvenir à mes besoins par moi-même sans risquer de me faire couper les mains (comprendre que je suis devenu suffisamment maître dans l'art de voler que je n'ai plus à me soucier du lendemain), je ne peux que désirer nos retrouvailles.
C'est la raison pour laquelle je n'ai pas tardé à grimper dans une montgolfière pour rallier Gurun, un des villages les plus proches de la frontière nuilyenne. Je n'ai eu aucun mal à quitter Vaeli puisque, malgré mon âge, je n'avais aucune femme en pleurs à laisser derrière moi, aucune attache particulière, et je m'en félicite encore aujourd'hui. Après une bonne nuit à marcher dans le désert, les prunelles fixées sur le ciel où virevoltaient d'incroyables dragons sableux, j'ai enfin pu franchir la frontière et rejoindre le premier port venu. Grâce à mes prévisions, je n'ai pas perdu de temps à atteindre Bhavya, mais je me suis rendu compte que l'amusement n'était pas au rendez-vous. Certes, découvrir les joies de l'océan ne m'a pas laissé indifférent, mais mon âme vibrait davantage lorsque je laissais le vent et le destin me guider...
« Kaan ? C'est vraiment toi !?
– Qui veux-tu que ce soit d'autre ?
– Kaan ! »
Je sais que j'ai fait le bon choix lorsque deux paires de bras se sont enroulés autour de mon cou. Hélianthe et Martha m'accueillent avec des yeux perlant de larmes, de larges sourires habillant leurs lèvres.
« Cinq ans ! Tu as mis cinq ans avant de revenir ! »
La matrone ne me laisse pas le temps de me ressaisir ou même de comprendre que deux de ses doigts pincent une de mes oreilles velues, tirant dessus sans la moindre pitié. J'échappe un petit grondement en tentant de me défaire de son emprise mais, bien que je la dépasse désormais d'une bonne tête, Martha n'a rien perdu de sa force rudement acquise en retournant la terre !
« Aie ! Aie ! J'ai compris, je suis désolé !
– Il ne suffit pas d'être désolé, môme ingrat ! Pour la peine, tu me pelleras les pommes de terre et ira nourrir les bêtes ! »
Son ton est menaçant et j'aurais pu croire ses irrégularités dues à sa colère, mais je sens que les trémolos de sa voix sont plus du ressort de l'émotion que de l'ire et que ses dires ne sont qu'une façon maladroite de me souhaiter bienvenue, en m'annonçant que je pouvais sans autre reprendre mes tâches dans la maisonnée...
« Oui Martha... Alors si tu pouvais me lâcher...
– Pour que tu repartes ? Jamais de la vie ! »
Avec un petit soupir dépité, je glisse mes deux mains en dessous des aisselles de ma mère de cœur et la soulève sans trop de problème le temps de la défaire de sa poigne, une large risette canaille illuminant mon visage. Désormais, c'est moi qui suis capable de soutenir son poids et plus l'inverse, ce qui est encore une preuve flagrante que j'ai grandi et que les temps changent...
« Ne profite pas de ton corps d'apollon pour oser faire ce que tu veux de moi...
– Tu me connais, je n'oserai pas ! »
Hélianthe, qui était malencontreusement mise de côté, ne tarde pas à aider sa génitrice en me sautant maladroitement sur le dos pour me déséquilibrer, nous faisant tous trois éclater d'un rire sincère.
Malgré les années, je suis soulagé de voir que notre lien n'a pas bougé ne serait-ce que d'un infime iota...
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Un relent de feu et de fumée me chatouille désagréablement les narines. J'ai un instant l'impression qu'il s'agit des lambeaux d'un de mes nombreux rêves, mais la persistance et l'âpreté de celui-ci ne tarde pas à me convaincre que ce n'est pas le fruit d'une simple hallucination. D'un coup, je me redresse et saute de mon lit, mais je me vois refréné dans mon élan par un léger tournis auquel je ne prête que peu d'attention. La pièce à vivre dans laquelle je crèche est teintée d'inquiétants reflets roux, parfois vaguement jaunâtres et cette vision mêlée à ce que j'inspire me suffit à comprendre ce qu'il se passe : quelque chose brûle. Je ne cherche pas la provenance du feu, plus inquiet quant au fait de sortir Martha et Hélianthe de la chaumière par mesure de sécurité.
« Martha ? Hélianthe ?! Réveillez-vous ! Hey ! Hey ! Allez ! »
M'étant précipité dans la seule chambre de la maison, je les secoue vigoureusement afin de les extirper de leur sommeil. Leurs paupières ensablées par la nuit mettent du temps à s'entrouvrir, mais je ne cesse pas un seul instant de les brusquer pour les faire sortir du lit, quitte à leur faire un peu mal.
« Il y a du feu, dehors ! Dépêchez-vous !!! »
Mon cri parait fonctionner puisque je peux voir à la tête qu'elles tirent que le message est bien passé et qu'elles me croient. Je criais souvent au loup lorsque j'étais plus jeune afin d'avoir la joie de les voir paniquer pour du vent, mais ce n'est désormais plus le cas et elles l'ont bien compris. Hélianthe est la première à me suivre dans ma panique et je la vois nouer ses chaussures en vitesse avant de sortir à mes côtés.
« Allez-y sans moi ! Je dois sauver quelques affaires avant ! »
J'hésite un instant à la laisser là, mais les doigts d'Hélianthe se nouent aux miens et ne me laissent pas d'autre choix que de la suivre à l'extérieur. Je me rassure cependant comme je peux en me disant que le feu n'est pas en train de dévorer la maisonnée et qu'elle a le temps de récupérer ses biens, mais la simple vue de ce qu'il se trame dehors suffit à faire s'effondrer tout espoir, comme s'il n'était qu'un frêle et branlant château de cartes.
Les cris, que le crépitement des flammes avait assourdi, me déchirent aussitôt les tympans. Je vois Hélianthe plaquer ses deux mains contre ses oreilles, visiblement touchée par l'agonie qu'elle perçoit, mais je ne lui laisse pas l'occasion d'en voir plus. Je la tire par le bras en me mettant rapidement à courir, espérant la mettre à l'abri en l'écartant un maximum du foyer de l'incendie. Et malgré ce qu'elle peut bien en penser, je compte bien retourner chercher Martha et voir si je peux aider qui que ce soit...
Ainsi, je cours de longues minutes sans faire attention à la respiration de la rouquine qui se hache ou à sa difficulté à suivre ma cadence. Rien ne compte, si ce n'est la mettre en sécurité. Ce n'est que lorsque je juge nous être suffisamment éloignés que je relâche sa main et que j'y remarque les traces laissées par ma poigne.
« Kaan ! Qu'est-ce que tu fais !? Le feu ! Nous devons aller aider !
– Non ! Je ne te laisserai pas y aller ! Reste là pendant que je vais chercher Martha.
– Je refu-
– Je t'ai dit de rester ici ! »
Mes lèvres se retroussent sur mes canines tandis que je lui gronde de rester ici, à quelques mètres du village, en profitant de ma stature pour l'intimider. Ce n'est qu'une fois chose faite que j'ose la laisser seule afin de retourner au milieu de toute cette agitation. La fumée s'est épaissie et découpe le voile noir de la nuit, me piquant tant les yeux que le nez, mais je la brave afin de revenir sur mes pas. Dans mon esprit, plus qu'une seule pensée :
Sauver Martha et aider les habitants.Habitants qui s'époumonent d'ailleurs en courant loin des flammes, enfants et animaux de compagnie sous le bras. J'en vois quelques-uns combattre vaillamment à grand renfort de coupes remplies d'eau et, bien que je ressente le désir ardent –l'urgence même– d'aller leur prêter mains fortes, je préfère savoir Martha en sécurité avant tout. Je les dépasse donc malgré leurs hurlements d'avertissement et pénètre dans la chaumière familiale, aussitôt pris à la gorge par les émanations du feu. Celui-ci a commencé à lécher le toit de l'habitacle et je crains qu'il ne cherche à se faufiler en dessous pour se nourrir de ses poutres. Ce ne serait plus qu'une question de temps avant que tout ne s'écroule et cette simple hypothèse me soulève le cœur.
« Martha !? »
Je pénètre dans sa chambre, mais n'y perçois aucun signe de vie. L'obscurité couplé à la fumée m'empêchent d'y voir clair, mais je discerne toutefois des meubles et des objets à terre, lorsque je parviens dans la pièce à vivre. Je fouille un instant, en vain. Personne. Serait-elle déjà partie ? Ce serait une bonne chose, mais je ne l'ai pas vue en retournant au village, parmi l'attroupement de paysans ...
Un cri d'agonie retentit entre les murs.
Mon sang se gèle dans mes veines. Mon cœur stoppe ses battements affolés.
Un cri. Celui de Martha.
Comprenant que je n'ai pas pensé à monter vérifier au grenier, je me presse dans les escaliers de bois. Un parfum de sang et de poudre me colle à la peau sitôt la dernière marche franchie, mais la première chose sur laquelle je pose les yeux n'est pas mon adorable vieille femme. Ce que j'entraperçois en premier est un petit coffret décoré d'or, dans lequel se trouve des bijoux familiaux ainsi qu'une photo du mari de Martha, décédé de maladie avant la naissance d'Hélianthe. Je le sais puisque je suis moi-même tombé sur cette petite boîte, lorsque je jouais à cache-cache des années plus tôt...
Et ce coffret n'est pas dans les bras de n'importe qui.
Une personne au visage dissimulé d'un masque me fait face, mais je reconnais à la forme de ses hanches et à la couleur de ses cheveux qu'il s'agit d'une femme.
Celle qui m'a agressé après avoir passé Geheime. Celle accompagnant cet homme à l'odeur de poudre si prononcée...
« Vous !? Rendez-moi ça !
– Toi !? Tu n'es donc pas mort ? »
Quelle perspicacité. Mon éclat de rire aurait ponctué cette conversation pour le moins étrange si je n'avais pas été dans une telle situation. Mon regard se vêtit de haine tandis que mes genoux se fléchissent et que je me prépare à sauter, la crainte du feu momentanément mise de côté. Je ne me souviens plus du prénom de cette femme, mais je n'ai pas besoin de le connaître pour lui faire du mal, pour lui lacérer les chairs, lui rendre la monnaie de sa pièce et la punir pour ses actes. Parce que je suis certain que l'incendie est de son fait...
« Kaan... Ne reste pas là.
– ... ? »
Dans un coin sombre, appuyée contre une poutre, se trouve Martha. Je vois à peine son visage, mais son timbre de voix est discernable entre tous. Je me précipite à ses côtés et me laisse tomber à genoux, l'attrapant aussitôt à deux mains pour m'assurer de son état, mais à peine l'ai-je touchée qu'elle émet un petit gargouillement de douleur.
« Ne me touche pas...
– Tu es blessée... ? Me dis pas qu'elle a osé...
– Mon coffret... »
Ma dextre palpe doucement le peu de peau que je peux atteindre, à la recherche d'une égratignure. Et j'aurais nettement préféré toucher une bosse ou une petite coupure. Sous mes doigts se situe une lame aiguisée. Je l'ai sentie au moment même où mon pouce s'est entaillé sur son tranchant. Mes yeux s'humidifient de larmes alors que je comprends que ce poignard s'est enfoncé sous la poitrine charnue de ma mère de substitution, entre les côtes. Sûrement a-t-elle même perforé un poumon au vu du son étouffé que produit Martha lorsqu'elle inspire...
« ..... Martha ? ... Tiens bon d'accord ! Je vais t'aider... Je vais te sortir de là et te trouver un médecin, alors tiens le coup. Ne dis rien... »
Attrapant le manche de l'arme blanche, je l'extirpe difficilement de son corps, craignant de la blesser plus que nécessaire et, une fois chose faite, la jette au loin, la faisant rebondir contre le sol en un petit tintement métallique. Le gémissement que pousse Martha me montre bien toute l'étendue de sa douleur, mais je ne peux rien y faire, si ce n'est serrer les dents et prier pour elle. Lentement, je me redresse et l'agrippe difficilement, la traînant sur quelques centimètres avant que je ne voie une petite poutre chuter. Les flammes profitent aussitôt du trou occasionné pour se répandre sous le toit ...
« Ka.. Kaan... Laisse moi ... Pars !
– Non ! »
Ma vue est brouillée de mes larmes tandis que je la porte à moitié, essayant de descendre les escaliers le plus rapidement qu'il m'est permis. Je ne prête pas attention au fait que l'horrible femme ayant volé le coffret familial se soit enfuie, mettant toutes mes forces en vue de sortir Martha de cette fournaise...
Je parviens enfin en bas, où des craquements sinistres mêlés au souffle de l'incendie m'accueillent. Le feu avance rapidement, se faufile dans la moindre faille pour s'agrandir, et je doute un instant de pouvoir en échapper... Cependant, je ne peux me résoudre à abandonner Martha. Je préfère mourir à ses côtés plutôt que de la laisser là, seule et blessée face à ce cauchemar.
« ... K...a.. »
Le bois des escaliers s'est gorgé de sang, formant des corolles carmines le long de ses veinures...
« Non ! ... On y est presque, d'accord ? Tout va bien ! »
Frêles et naïves consolations que voilà. Je peine à traîner ma charge jusqu'à la porte d'entrée et vois bien à la rigidité de son corps que la douleur doit la briser, mais les tressaillements de sa poitrine me prouvent qu'elle est bien vivante, m'obligeant ainsi à continuer. Pourtant, je n'ai le temps de faire que quelques pas en plus avant que les fondations de la maison ne lâchent. Je les vois presque au ralenti chuter sur nous...
... mais quelque chose me tire en dehors de cette catastrophe, me faisant douloureusement tomber sur le dos. Des petits cailloux se plantent douloureusement dans mon dos, me coupant le souffle, mais je suis soulagé que ce ne soit pas des planches de poids qui m'est vidé de tout air. Mes yeux se rouvrent lentement sur le visage en pleurs d'Hélianthe et sur le spectacle d'une carcasse de bois en proie aux flammes. Notre maison. Alors je crie à la mort. Je hurle, j'expire ma douleur et ma rage en comprenant qu'Hélianthe m'a tiré de la chaumière avant qu'elle ne s'écroule et que, sous la surprise, ma main a lâchée celle de Martha. Ma main.
Noire de suie.
Rouge du sang versé...« Maman ! »
• •
J'ai aidé à réparer les dégâts occasionnés par l'incendie sans véritablement être présent. Au final, celui-ci n'était pas l’œuvre d'une quelconque personne malintentionnée mais celui de la chaleur caniculaire saisonnière ayant attaqué une réserve de foin. Le feu s'est montré plus spectaculaire que dangereux, n'ayant complètement détruit qu'une maison. Évidemment, d'autres ont été atteintes par les flammes, mais les villageois sont parvenus à les étouffer avant qu'elles ne fassent trop de dégâts.
Le destin a visiblement voulu se rire de moi en ne tuant qu'une unique personne, une des plus chères que j'avais. Sa perte, en plus de me laisser un goût amer sur la langue, a creusé un énorme trou sanguinolent que je doute être capable de refermer un jour. Toutefois, s'il y a bien quelqu'un qui doit souffrir le martyr, c'est bien Hélianthe. Lorsqu'elle n'aide pas les villageois, elle demeure silencieuse, les joues baignées de larmes, aux côtés d'un parterre de terre fraîchement retourné.
Ce jour-ci n'y échappe pas. Lorsque j'entre dans les bois sacrés destinés au repos des défunts, elle est présente, fidèle au poste, un bouquet de tournesol entre les mains.
« ... Pour que ñāriyu l'accepte sous son aile... et pour qu'elle ne m'oublie pas. », qu'elle m'a dit en guise de salutation.
Je me contente de hocher la tête en m'agenouillant à ses côtés, une de mes mains se perdant dans ses cheveux roux. À ce contact, elle redresse doucement son minois et me dévoile des yeux rouges et secs d'avoir trop pleuré.
« ... Je la vengerai, Kaan. Je vais rentrer chez les Purificateurs et je la vengerai. »
Ne trouvant rien à dire, n'ayant pas même la force de la dissuader d'emprunter cette voie, je la prends dans mes bras et la laisse sangloter, mes larmes trop longtemps retenues gouttant sur son crâne...
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« Tu nous as quittés depuis maintenant six ans, maman. ... Ton arbre a bien grandi depuis, je suis sûr que tu aimerais t'en occuper. Tu avais la main verte, je me souviens de tes sourires lorsque les champs prospéraient et abondaient de légumes ! [...] Hélianthe est entrée chez les Purificateurs, depuis. ... J'ai essayé de l'en dissuader, mais elle est aussi têtue et affamée de justice que toi ! Elle te ressemble tellement... Tu en serais fière, je n'en ai pas l'ombre d'un doute. Mais... J'espère que tu n'as pas honte de moi malgré mes choix, de là où tu es. ... J'ai finalement retrouvé Mimsy, la femme qui t'a blessée, et je l'ai tuée de mes propres mains. Je... Je pense que j'avais besoin de faire cela pour pouvoir passer à autre chose et faire que tu reposes en paix. ... Je sais bien que je vais contre tous les principes que tu as voulu m'inculquer, maman, mais... la vie dont tu rêvais pour moi ne me correspond pas. ... J'aime vivre de mes larcins, m'amuser aux dépends des autres, être... libre de faire ce que je juge bon ou mauvais. ... J'espère qu'Hélianthe ne saura jamais à quel point nos chemins se sont séparés. J'ai rejoint les Frères du Purgatoire, ceux qu'elle s'est donné mission de chasser, pour retrouver Mimsy, après tout. Mais j'aime ce qu'ils ont à m'offrir, Martha. ... Je pense que je vais te laisser, il ne va pas tarder à pleuvoir... Alors... uh... à bientôt. »
Devant moi se dresse un magnifique et robuste arbre en pleine croissance. Il n'est pas bien grand, mais je le sens rigoureux, je le vois changer mois après mois, lorsque je reviens à Bhavya afin de parler à ma mère d’événements particuliers. En effet, depuis sa disparition, Hélianthe et moi venons régulièrement nous recueillir devant son arbre pour lui faire part de grandes nouveautés, de changements importants dans nos vies... Il s'agit d'une manière comme une autre de faire vivre son souvenir, de garder l'illusion qu'une personne de la famille nous attend quelque part.
Six ans, déjà. Je me souviens parfaitement bien, quelques semaines après la mort de Martha, quand Hélianthe m'a supplié de l'escorter jusqu'au Bourg Fuguen afin de s'enrôler chez les Purificateurs. Elle était encore anéantie par le poids du décès de sa mère, mais ses prunelles brûlaient d'une flamme si ardente que je n'ai pas osé aller contre sa volonté. Je l'ai donc accompagnée, avant de repartir à Vaeli pour panser mes propres plaies. J'avais le besoin de m'éloigner de Nui pour avaler la dure réalité, de revenir à une façon de vivre plus proche de ce dont j'avais l'habitude...
Il m'a fallu trois ans pour accepter sa mort et passer au dessus. Je n'y suis malheureusement pas parvenu seul et j'ai longuement pleuré sur l'épaule d'une prostituée d'Edari, avec laquelle j'ai fini par tisser des liens solides. J'ai ensuite voyagé jusqu'à Ovkianos puisque je n'avais jamais foulé la région et je suis certain que cette découverte a consolidé le barrage empêchant la douleur de sa disparition de s'épancher. Vaeli est devenu mon territoire de prédilection et les vols font partie de mon quotidien. Désormais, je ne m’interroge plus sur le bien ou le mal de mes actions et me contente de réfléchir à ce que cela peut bien m'apporter. C'est ainsi que les Frères du Purgatoire ont entendu parler de moi : chaparder les trésors d'un riche duc ne passe, après tout, pas inaperçu.
Assassiner Mimsy de mes propres mains a assurément été une étape vers l'acceptation. Bien sûr, en dehors du soulagement et du plaisir que j'ai ressenti à venger Martha, tuer quelqu'un pour la première fois ne m'a pas laissé de marbre. J'en ai pleuré, recroquevillé dans le coin d'une ruelle, les genoux trempant dans ma propre bile... mais c'était nécessaire, j'en suis persuadé.
« Alors ? Vous m'achetez “ Edari : L'érotisme voilé du désert ” ou non !?
– Je vais y réfléchir... je repasserai. »
Je suis maintenant un homme nouveau, forgé par la sinuosité de son passé. Rattrapé par ses gênes, diraient sûrement les Ke'elawyris en voyant le sang que j'ai sur les mains, mais moi, je dirai plutôt métamorphosé. J'ai embrassé mes pulsions animales, j'ai accepté le puma qui grondait en moi ainsi que mes désirs insatiables de découvertes et d'adrénaline, et je suis finalement devenu ce que j'ai toujours souhaité être.
Kaan, celui qui dirige.
Et non Askaywen, celui qui ploie sous le danger.